Journée Scientifique de l’Association pour la Recherche Cognitive
Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications
Paris - 8 décembre 2000
Centre National de la Recherche Scientifique
MAE, UMR 7055 " Préhistoire et Technologie "
Introduction
L'homme moderne diffère infiniment plus des autres primates par les fonctions et aptitudes de son cerveau, dans leurs multiples aspects, que par ses caractères anatomiques ou biologiques généraux. Si l'on admet que le comportement de l'homme avec différents matériaux -son comportement technique- est lui même en relation forte avec ses capacités psychiques – ou cognitives-, alors les préhistoriens technologues sont concernés au premier chef par la question de l'hominisation (Leroi-Gourhan A. 1964; Alimen et Goustard 1962; Bordes 1971; Roche 1989; Pelegrin 1991; Berthelet et Chavaillon eds. 1993).
Par chance, en plus de la bonne conservation des matériaux minéraux, les outils de pierre sont d'excellents témoins pour une analyse des performances techniques de nos ancêtres préhistoriques. Ils peuvent en effet rendre compte tout autant de simplicité ou maladresse que de la plus haute technicité. Stables et précises, les réactions du matériau sont en effet exigeantes, voire restrictives au premier abord. Mais leur stabilité même les rend prévisibles et ainsi maîtrisables, jusqu’à autoriser la prédétermination presque exacte de chaque enlèvement, et la combinaison de différents enlèvements pour un résultat très précis.
Par ailleurs, la pierre garde une trace fidèle et définitive des actions qu'elle a subies. Tout coup porté, même infructueux, laisse une trace sur la pierre, ne serait-ce qu'un cône incipient à l'endroit percuté. Des percussions répétées, sans résultat au-delà d'un ou deux coups de réglage, dénonceront ainsi maladresse ou mésestimation. Surtout, toute fracture laisse en fait une double trace : sur la pièce dont l'éclat est détaché (c'est son négatif), et l'éclat lui-même (c'est son positif). L'éclat comme son négatif peuvent être orientés : le point précis d'origine de l’impact et la direction de percussion sont lisibles sans ambiguïté. Qui plus est, l'ordre de deux ou plus enlèvements adjacents, dont les négatifs se recouvrent partiellement, peut être déterminé. La combinaison de ces observations, -emplacement, direction et ordre des négatifs visibles sur un nucléus, un éclat ou une pièce façonnée- appelée schéma diacritique, vient ainsi "réanimer" avec exactitude toute une séquence d'enlèvements. Le remontage ou le rapprochement de pièces issues de différents moments du processus de fabrication permet finalement d'en retracer l'ensemble du déroulement (Inizan et al. 1995; Karlin 1991; Ploux S. et al. 1991). Une image : les pierres taillées équivalent à des transcriptions de parties de jeu d'échecs, transcriptions ainsi offertes à l’analyse du jeu des participants.
Au prix d'une observation fine, l'ensemble du déroulement de la fabrication d'un outil peut donc être "lu" par le préhistorien, et se prêter à analyse et évaluation, pour une part en analogie avec la pratique moderne de la taille. Le préhistorien technologue peut donc légitimement en dire sur les capacités cognitives des auteurs de pierres taillées, et ainsi participer au débat actuel sur le développement de l’intelligence au sein du processus général de l'hominisation.
De la lecture à l’analyse
1 Les outils taillés les plus anciens connus ont été identifiés en
Sur ce matériel, H. Roche a pu mettre en évidence que "seules quelques possibilités d’agencer les enlèvements avaient été abondamment répétées, assorties de toutes les formes de bord taillé et de toutes les formes de support, avec les mêmes tendances répétitives de contrainte de la matière première ". Elle en concluait : " on peut alors parler de standardisation, dans les gestes, et non dans les formes ", rejoignant ainsi l’opinion de F. Bordes (1970) qui estime que la stabilité des formes n’apparaîtra que bien plus tard, à l’Acheuléen.
Cette simplicité de méthode ne doit cependant pas masquer la caractère déjà bien contrôlé de la technique. C’est bien par une fracture conchoïdale qu’ont été produits ces enlèvements, sur un matériau assez résistant qui requiert un coup franc, décidé, pour produire chaque enlèvement. Il n’y a d’ailleurs pas trace de répétition du coup ou d’acharnement infructueux : les bords sont nets. Le contrôle moteur de la percussion est donc très nettement supérieur au simple " martelage " produit par le chimpanzé Kanzi, qui se contente d’une percussion axiale qui n’aboutit, après de nombreux coups, qu’au détachement d’esquilles et non pas de véritables éclats (Toth et al. 1993).
2 Le repère suivant nous est fourni par les débitages de Lokalalei
(Kenya, West-Turkana), site qui a fourni à H. Roche une série remarquablement bien conservée datée de 2,3 millions d’années (Roche et al. 1999). Ici, les préhistoriques ont débité des blocs ou grands fragments de roches volcaniques pour en tirer des éclats par fracture conchoïdale. Les remontages de nucléus, effectués par A. Delagnes et H. Roche y sont impressionnants. Ce sont une à plusieurs dizaines d’éclats qui ont été détachés de ces nucléus, agencés par petites séries sub-parallèles ou convergentes, aux dépens d’une configuration morphologique favorable, c’est-à-dire un dièdre non obtus formant d’un coté le plan de frappe et de l’autre une surface de débitage relativement large. Les points remarquables sont :
- la lucidité du ou des auteurs, appréciable par l’application répétée de la " recette ", et son aptitude à réorienter le support quand il le fallait afin de conserver la configuration morphologique favorable,
- la précision des impacts, ce qui suppose de bien savoir où viser, et d’être assez adroit pour atteindre le point visé.
S’il est vrai que la chaîne opératoire se guide sur une formule simple ; " enchaîner quelques enlèvements à partir d’un dièdre non obtus ", la notion de plan de frappe adéquat est attestée à la fois par un enlèvement de correction pertinent et par l’absence de tentative d’enlèvement lorsque l’angle ne s’y prête pas.
3 Des activités de taille beaucoup plus élaborées apparaissent il y a
plusieurs centaines de milliers d'années. Leur réalisation comprend plusieurs étapes, marquées par des changements d'opération ou de technique, et aboutit à des produits normalisés ou standardisés, selon des caractères indépendants de la morphologie et des propriétés du matériau. Il peut s’agir d’opérations de façonnage, comme la fabrication de bifaces à bords réguliers et bien symétriques tant en vue de face que de profil. Il peut aussi s’agir de débitages " prédéterminés ", dont les produits sont préconfigurés par une mise en forme générale du nucléus (Boëda 1994, Boëda et al. 1990).
Elles ne sont donc plus réductibles à des répétitions ou enchaînements fixes de gestes élémentaires, car elles imposent à la fois le respect d'une succession de formes-repères (images mentales d'états souhaitables), un suivi critique de l'évolution de la pièce, et la construction mentale de combinaisons d'actions élémentaires à la fois possibles et souhaitables. Renversement capital, les modalités techniques –les gestes élémentaires- sont clairement subordonnées aux intentions qui apparaissent ainsi conceptualisées.
Ce faisant, la notion d’un savoir-faire idéatoire apparaît, dans la capacité d'adapter et de combiner ces modalités d'action élémentaires, en imaginant leur résultat effectif à la situation présente, et en tenant compte de la difficulté de leur réalisation. Ces anticipations affectent ainsi la structure d'un raisonnement propositionnel : si modalité nx, alors résultat Nx, en tenant compte à la fois du réalisme de la modalité nx, et de l'opportunité du résultat Nx escompté.
On relève encore la nette augmentation de la durée des chaînes opératoires de fabrication lithique, qui passent désormais à plusieurs minutes, voire plusieurs dizaines de minutes, alors même qu'elles supposent une vigilance continue, et les réelles difficultés et durées d'apprentissage qu’elles impliquent pour les apprentis-tailleurs modernes.
Conclusion
Les chaînes opératoires de taille des périodes très anciennes, quoique nettement démarquées de ce dont le chimpanzé semble capable, paraissent réductibles à l’application soignée de formules simples, moyennant une habileté motrice déjà remarquable. Elles ne nous semblent pas, cependant, réductibles à un paradigme écologique simple. Un certain degré d’intellectualisation de l’action, c’est-à-dire l’identification des paramètres techniques en jeu et la compréhension de leurs relations, est déjà perceptible dès 2,3 Ma, objectivé par un geste d’entretien du plan de frappe qui démontre que son rôle technique et ses caractères morphologiques souhaitables (orientation et régularité) sont appréhendés par l’auteur.
Avec les Paléanthropiens, il y a plusieurs centaines de milliers d’années, des chaînes opératoires élaborées démontrent, au-delà d’une excellente modulation des gestes, que ce sont des intentions spécifiées (des images mentales de formes, à valeur de concepts) qui guident le cours de l’action, dont les modalités sont constamment ajustées à l’évolution de la pièce. Ces ajustements dénotent d’un véritable savoir-faire " idéatoire " - c’est-à-dire la capacité d’évoquer des enchaînements virtuels de gestes modulés et d’anticiper à la fois leur résultat et leur difficulté de réalisation. Qu’ils soient ou non conscients, ces raisonnements semblent affecter une structure propositionnelle et porter sur l’ensemble des paramètres de la taille. Ainsi, à nos yeux, sur ce plan des capacités cognitives requises pour la taille des roches dures, l’essentiel est déjà là : les réalisations ultérieures d’homo sapiens sapiens ne renverront, à tel moment et dans telle région, qu’à une diversification des performances permise par l’accumulation des innovations (nouvelles techniques de taille, nouveaux procédés d’emmanchement des outils et armatures, etc).
Références
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